Veuillez lire l’article d’origine de Tahiti Infos, car il s’agit du point de départ de cette analyse critique.
En Polynésie française, le rêve d’accéder à la propriété s’évapore comme l’eau sur le sable brûlant de la Pointe-Vénus. Dans ce paradis aux eaux turquoise, les prix immobiliers ont bondi de 20 à 25% en seulement six ans, transformant l’acquisition d’un simple toit en luxe réservé aux plus fortunés. Une maison qui se vendait 65 millions de francs pacifiques en 2019 s’affiche aujourd’hui à 85 millions, dans un territoire où le salaire minimum mensuel tourne autour de 160 000 francs.
« Face à un marché verrouillé par la rareté du foncier et une hausse mécanique des coûts, l’accession à la propriété au Fenua n’est plus seulement une question de budget, mais une véritable épreuve de force, » résument les professionnels du secteur. Cette « stabilisation à niveau élevé » que certains célèbrent cache une situation bien plus problématique et préoccupante : l’exclusion progressive de toute une génération de Polynésiens de leur propre terre.
Mais cette flambée des prix est-elle vraiment une fatalité imposée par la géographie insulaire et les lois immuables du marché, comme on nous le présente ? Ou s’agit-il plutôt des conséquences de choix politiques et économiques qui pourraient être différents ?
Notre enquête révèle ce que le discours dominant occulte soigneusement : les multiples solutions qui fonctionnent ailleurs, les voix absentes du débat, et les intérêts non-dits qui façonnent le marché immobilier polynésien. Alors que les agents immobiliers et promoteurs nous assurent qu’il « faut acheter maintenant », d’autres territoires insulaires comme Hawaï, les Baléares ou la Nouvelle-Zélande tracent des chemins alternatifs face à des problématiques similaires.
Ce n’est pas seulement une question d’économie, mais un choix de société fondamental : la Polynésie française restera-t-elle un territoire vivant, habité par ses communautés historiques, ou deviendra-t-elle un simple produit immobilier réservé aux plus offrants et fortunés ?
Plongée au cœur d’une crise qui transforme silencieusement l’avenir de tout un archipel.

1. Un article à sens unique : quand seuls les vendeurs racontent l’histoire
Le chœur des voix immobilières
Il est vraiment dommage que dans l’article de Tahiti Infos sur l’immobilier polynésien, seuls des agents immobiliers et des promoteurs aient été interrogés. C’est comme si pour un reportage sur la qualité d’une voiture, on n’interrogeait que le concessionnaire qui la vend! Bien sûr qu’ils vont dire que c’est le bon moment d’acheter – c’est leur métier de vendre.
« Ce n’est pas de la spéculation » affirme Jacques de Sotheby’s. « Ce n’est pas une bulle » renchérit le promoteur Franck Zermati. « Le marché ne va pas reculer, il faut acheter maintenant » conclut un autre agent. Toutes ces personnes gagnent directement de l’argent quand vous achetez, alors forcément, leur conseil sera toujours d’acheter maintenant.
C’est ce qu’on appelle un conflit d’intérêts : quand la personne qui vous donne un conseil a quelque chose à gagner si vous suivez ce conseil. Comme si votre professeur de musique vous disait que vous avez absolument besoin de 5 heures de cours par semaine !
Les voix manquantes qui auraient enrichi le débat
Pour avoir une vision complète, il aurait été tellement plus intéressant d’entendre aussi :
- Des économistes indépendants qui pourraient analyser les tendances sans avoir d’intérêt financier dans le marché
- Des jeunes ménages polynésiens qui cherchent à se loger et peuvent témoigner des difficultés concrètes
- Des responsables politiques chargés du logement qui pourraient expliquer les mesures envisagées
- Des urbanistes ou architectes qui pourraient proposer des solutions innovantes
- Des représentants d’associations de locataires qui défendent les intérêts des non-propriétaires
- Des banquiers qui connaissent la réalité des capacités d’emprunt des habitants
- Des spécialistes d’autres îles comme Hawaï ou les Baléares qui ont mis en place des politiques différentes
Sans ces voix diverses, nous n’avons qu’une partie de l’histoire – celle qui arrange ceux qui ont intérêt à ce que les prix restent élevés et que les gens continuent d’acheter.
2. Les techniques qui vous poussent à acheter sans réfléchir
La peur de manquer : l’arme secrète des vendeurs
« Si un acheteur trouve un bien qui lui correspond, il faut l’acheter. Car demain, il pourrait être encore plus cher, ou ne plus être disponible. »
Cette technique s’appelle jouer sur la peur de rater une occasion (ou FOMO en anglais : Fear Of Missing Out). C’est exactement la même technique que « Promotion flash : seulement aujourd’hui ! » ou « Plus que 2 exemplaires en stock ! ». Elle vous pousse à prendre une décision rapide, basée sur l’émotion plutôt que la réflexion.
Mais l’immobilier n’est pas un achat impulsif comme une paire de chaussures – c’est souvent l’investissement le plus important de toute une vie ! Prendre le temps de réfléchir n’est pas un luxe, c’est une priorité.
Le faux choix : « Acheter maintenant ou tout perdre »
L’article présente seulement deux options : acheter immédiatement ou être exclu du marché pour toujours. C’est ce qu’on appelle un faux dilemme – comme si on vous disait « Soit tu manges ce plat que tu n’aimes pas, soit tu meurs de faim. »
En réalité, il existe de nombreuses autres possibilités :
- Négocier le prix (même en marché tendu, c’est possible)
- Explorer d’autres zones moins prisées
- Envisager d’autres formes d’accession (coopératives, bail réel solidaire)
- Attendre une stabilisation des prix en continuant à économiser
- S’associer avec d’autres acheteurs pour augmenter son budget
- Faire pression pour des politiques publiques différentes
Nous verrons plus loin d’autres solutions encore meilleures. En tous les cas, présenter seulement deux options extrêmes est une façon de limiter votre réflexion et de vous diriger vers la décision que le vendeur souhaite vous voir prendre.

3. Le mythe de la « hausse naturelle » des prix
« C’est comme ça, on n’y peut rien » : vraiment?
L’article présente la hausse des prix comme quelque chose de mécanique et inévitable: « C’est une hausse mécanique. Les prix du foncier et de la construction ont largement augmenté. »
Cette façon de présenter les choses s’appelle la naturalisation d’un phénomène social. On fait comme si la hausse des prix était un phénomène naturel comme la pluie ou le vent, alors qu’en réalité, c’est le résultat de décisions humaines et de règles qui pourraient être différentes.
C’est comme si on disait que les embouteillages sont un phénomène naturel inévitable, en oubliant qu’ils résultent de choix sur l’aménagement des routes, les transports publics et l’organisation des villes.
L’offre et la demande : pas si simples qu’on le prétend
L’argument « c’est l’offre et la demande » est souvent utilisé comme si c’était une force de la nature intouchable. Mais l’offre et la demande sont directement influencées par des choix humains.
L’offre n’est pas limitée à la superficie des îles:
- On peut construire plus dense ou plus haut
- On peut réaffecter des terrains d’un usage à un autre
- On peut taxer les logements vides pour les remettre sur le marché
- On peut limiter les résidences secondaires peu occupées
- On peut développer de nouvelles techniques de construction adaptées
La demande n’est pas une force sauvage:
- On peut limiter les achats par des non-résidents (comme aux Baléares)
- On peut taxer différemment selon l’usage (résidence principale/secondaire)
- On peut réguler les locations touristiques courte durée
- On peut créer des filières d’accès spécifiques pour les habitants locaux
D’autres territoires insulaires comme Hawaï, Singapour ou la Nouvelle-Zélande ont mis en place des mesures pour réguler leur marché immobilier et maintenir l’accessibilité pour les populations locales. Ce n’est donc pas une fatalité !
4. Les solutions qu’on ne vous montre pas
Ce que font les autres îles face au même problème
Il est regrettable que l’article ne mentionne aucune des solutions mises en place ailleurs dans le monde pour des problèmes similaires:
- À Hawaï: Obligation pour les nouveaux développements d’inclure un pourcentage de logements abordables
- Aux Baléares (Espagne): Restrictions sur les achats par des non-résidents
- En Nouvelle-Zélande: Interdiction pour les étrangers d’acheter des logements existants
- À Vancouver (Canada): Taxes sur les propriétés vacantes et les acheteurs étrangers
- En Corse: Statut de résident obligatoire pour acheter dans certaines zones
- À Singapour: Système de logement public qui abrite 80% de la population
- À Berlin: Plafonnement des loyers et rachat de logements par la municipalité
Ces exemples montrent que d’autres approches sont possibles – il ne s’agit pas de dire laquelle est la meilleure, mais de reconnaître qu’il existe des choix.
Repenser l’habitat polynésien autrement
L’article se focalise uniquement sur le modèle classique de propriété individuelle, mais il existe d’autres façons de concevoir l’habitat:
- Habitat coopératif: Des familles s’associent pour acheter ensemble et partager certains espaces
- Démembrement foncier/bâti: Séparer la propriété du sol (détenue par une structure collective) de celle du bâtiment
- Eco-quartiers adaptés: Développer des zones entières avec une approche écologique et culturellement adaptée
- Construction évolutive: Des logements qui peuvent grandir avec la famille
- Habitat traditionnel modernisé: S’inspirer des solutions locales ancestrales avec des matériaux modernes
Ces modèles ne sont pas seulement moins chers – ils peuvent aussi être plus adaptés au contexte culturel et environnemental polynésien.
Voici plus en détail des mesures plus transformatives qui ont fait leurs preuves dans d’autres territoires insulaires :
Solutions réglementaires à fort impact
- Statut de résident obligatoire pour acheter – Comme aux Îles Baléares ou en Corse, exiger une résidence effective de 5 ans minimum avant tout achat immobilier protégerait instantanément le marché de la spéculation extérieure.
- Taxation dissuasive des résidences secondaires – Vancouver applique une taxe annuelle de 3% sur les propriétés non-occupées, forçant les propriétaires à vendre ou louer. En Polynésie, une taxe progressive jusqu’à 5% libérerait des milliers de biens.
- Plafonnement légal des prix au m² – Certaines zones de Vienne (Autriche) imposent des prix maximums par m², rendant 80% des nouvelles constructions accessibles aux revenus moyens. En Polynésie, ce système pourrait être appliqué dans des « zones d’accessibilité garantie ».
Innovations financières transformatives
- Fonds souverain immobilier polynésien – Créer un fonds public qui achète massivement des terrains pour les soustraire définitivement à la spéculation, puis les met à disposition via des baux longue durée à prix régulés.
- Hypothèque partagée public-privé – Le gouvernement devient co-propriétaire à hauteur de 25-40%, réduisant d’autant le montant à emprunter par l’acheteur. L’Écosse a permis ainsi à 30,000 familles d’accéder à la propriété.
- Crédit immobilier à taux et durée indexés sur les revenus – Contrairement au prêt à taux zéro limité, ce système modulerait les conditions de prêt selon les revenus des ménages, sans plafond de montant.
Solutions territoriales innovantes
- Écoquartiers flottants adaptés – Singapour et les Pays-Bas développent des extensions urbaines sur l’eau avec des technologies adaptées aux lagons. La Polynésie pourrait créer des quartiers flottants écologiques accessibles.
- Reconversion obligatoire des hôtels abandonnés – Des villes comme Barcelone ont mis en place des programmes transformant d’anciens hôtels en logements abordables, adressant simultanément la crise du logement et la réhabilitation urbaine.
- Nationalisation stratégique du foncier côtier – Comme à Hawaï avec le Hawaiian Homes Commission Act, réserver légalement certaines terres côtières aux descendants polynésiens à travers un bail perpétuel à prix symbolique.
Approches culturellement enracinées
- Système foncier néo-coutumier modernisé – S’inspirer des traditions polynésiennes de propriété collective tout en les adaptant au contexte moderne, avec des droits d’usage transmissibles mais un foncier inaliénable.
- Villages-communautés autosuffisants – Développer des ensembles complets avec habitations, agriculture vivrière et infrastructures partagées, permettant une vie de qualité à coût réduit comme le font certaines communautés à Hawaï.
- Droit de préemption élargi aux familles originaires – Accorder un droit prioritaire d’achat aux personnes pouvant prouver un lien familial historique avec un terrain, maintenant ainsi le patrimoine dans les lignées familiales polynésiennes.
Ces mesures dépassent largement le simple « conseil d’achat » pour s’attaquer aux causes structurelles de la crise. Elles nécessitent une volonté politique forte, mais pourraient transformer radicalement l’accessibilité au logement en Polynésie.
5. Les arguments trompeurs qui méritent examen
« C’est un rattrapage logique » : par rapport à quoi ?
L’article cite un promoteur qui affirme: « Il était autrefois moins cher de construire en Polynésie que dans des villes moyennes de l’Hexagone. Ce n’était pas logique. »
Cette affirmation contient une fausse comparaison. Comparer les prix en Polynésie et en métropole sans tenir compte des différences de revenus, de contexte économique et de pouvoir d’achat n’a pas vraiment de sens. C’est comme comparer le prix d’un repas à New York et dans un petit village – bien sûr qu’ils sont différents!
Ce qui compte n’est pas le prix absolu, mais le rapport entre les prix et les revenus locaux. Si une maison coûte 5 fois le revenu annuel moyen dans une ville française, mais 15 fois le revenu annuel moyen en Polynésie, est-ce vraiment « logique » que les prix soient similaires ?
« Les prix du foncier et de la construction ont augmenté » : cause ou conséquence ?
L’argument selon lequel « les prix du foncier et de la construction ont augmenté, donc les prix immobiliers augmentent » semble logique, mais attention à la confusion entre corrélation et causalité.
Quand deux choses augmentent en même temps, ce n’est pas forcément que l’une cause l’autre. Elles pourraient toutes deux être causées par un troisième facteur.
Par exemple: le prix des terrains, le coût de construction et le prix des maisons pourraient tous augmenter à cause d’une vague d’investissements extérieurs ou d’une politique de développement touristique de luxe.
C’est ce qu’on appelle l’effet cigogne: ce n’est pas parce que les cigognes et les bébés apparaissent en même temps dans certaines régions qu’on peut conclure que les cigognes apportent les bébés!
6. Les conséquences humaines invisibilisées
Qui sont les perdants de cette « stabilisation à niveau élevé » ?
L’article évoque brièvement, tout à la fin, que « seuls les plus fortunés verront la ligne d’arrivée », mais ne développe pas cette idée pourtant cruciale.
Derrière cette phrase se cache une réalité dramatique pour des milliers de familles:
- Des jeunes polynésiens contraints de quitter leur île natale
- Des familles qui s’entassent dans des logements trop petits
- Des travailleurs essentiels (infirmières, enseignants, policiers) qui ne peuvent plus vivre près de leur lieu de travail
- Des temps de trajet qui s’allongent avec leur lot de conséquences (pollution, stress, temps familial réduit)
- Des traditions et liens communautaires qui s’effritent quand les communautés sont dispersées
Ces conséquences humaines concrètes méritent autant d’attention que les mécanismes du marché.
Les mesures gouvernementales : pansement sur une jambe cassée ?
L’article mentionne deux mesures gouvernementales: la réduction des droits d’enregistrement et le prêt à taux zéro. Il note même que ces aides « ne suffiront qu’à une frange limitée d’acheteurs, les plus modestes ».
Cette reconnaissance montre bien le déséquilibre entre l’ampleur du problème et la modestie des solutions proposées. C’est comme essayer d’arrêter une inondation avec une éponge.
Des mesures plus structurelles seraient nécessaires pour avoir un impact significatif:
- Politique foncière active avec acquisition publique de terrains
- Quota obligatoire de logements abordables dans les nouveaux projets
- Limitation des résidences secondaires dans certaines zones
- Encadrement des loyers pour éviter la spéculation locative
- Développement massif d’une offre publique de logements accessibles
7. La question fondamentale : à qui appartient la Polynésie ?
La dimension culturelle et historique oubliée
Une question fondamentale traverse le débat immobilier polynésien sans jamais être clairement formulée: à qui appartient légitimement cette terre?
La transformation progressive de terres ancestrales en marchandises échangeables au plus offrant soulève des questions éthiques et culturelles profondes dans un territoire marqué par une histoire complexe.
L’incapacité croissante des Polynésiens à accéder à la propriété sur leur propre terre constitue une forme d’expropriation silencieuse qui reconfigure les rapports de pouvoir locaux. Cette dimension géopolitique – qui contrôle l’espace – est totalement absente de l’analyse purement économique.
Le choix de société derrière les prix
Au fond, la question des prix immobiliers n’est pas seulement technique mais profondément politique: quel type de société voulons-nous?
- Une société où les locaux peuvent vivre sur leur terre ancestrale, ou une société de résidents fortunés venus d’ailleurs?
- Un territoire vivant habité par des communautés enracinées, ou un décor pour touristes et résidences secondaires?
- Un développement qui respecte et valorise la culture polynésienne, ou qui la transforme en simple attraction touristique?
Ces questions méritent un débat démocratique large, incluant toutes les voix et pas seulement celles des acteurs économiques dominants.
Un autre chemin est possible
La crise du logement en Polynésie n’est pas une fatalité dictée par des lois économiques immuables. Elle résulte de choix collectifs qui pourraient être différents si d’autres voix que celles des vendeurs étaient entendues.
Des territoires insulaires confrontés à des contraintes similaires ont fait des choix différents avec des résultats différents. La preuve que d’autres chemins sont possibles existe partout dans le monde.
L’enjeu est immense: l’avenir même de la Polynésie comme territoire vivant, habité par des communautés porteuses d’une culture unique, est en jeu. Cette question fondamentale mérite mieux qu’une analyse biaisée dominée par les seuls acteurs qui profitent de la situation actuelle.
Les habitants de Polynésie méritent un débat ouvert sur toutes les options possibles pour préserver leur droit fondamental à habiter leur propre terre. Cela commence par écouter toutes les voix, pas seulement celles qui ont intérêt à maintenir le statu quo.