Spirale inflationniste : la nouvelle excuse universelle du renoncement ?

Veuillez lire l’article d’origine de Radio 1 avant de poursuivre sur la lecture de cette analyse.

Il y a des moments où une décision technique en apparence révèle une vision bien plus vaste. Le refus d’un amendement visant à revaloriser les salaires des fonctionnaires les moins rémunérés en Polynésie française n’est pas qu’un simple arbitrage comptable. Il incarne une orientation, une façon de penser les rapports entre le Territoire, travail et société. À travers ce débat, une tension fondamentale se dessine : comment répartir l’effort public sans créer de déséquilibres ailleurs ? Où placer le curseur entre justice sociale et stabilité économique ?

Ce qui est dit dans ce texte officiel est important. Mais ce qui n’y est pas dit l’est tout autant. Les mots choisis pour justifier ce refus – « prudence », « spirale inflationniste », « argent des Polynésiens » – ne sont pas neutres. Ils traduisent un cadre de pensée précis, où le rôle du Territoire est avant tout de préserver un équilibre global, quitte à maintenir certaines inégalités internes. Ce cadre est-il encore adapté à la réalité économique et sociale actuelle ?

L’ambition de ce travail est de remettre à plat cette logique. Non pour la rejeter d’emblée, mais pour en interroger les fondements, les implications, et les angles morts. Que se passe-t-il lorsque l’on privilégie la stabilité macroéconomique au détriment des agents les plus modestes ? Peut-on parler d’un risque inflationniste sans mettre en perspective les autres causes possibles de l’évolution des prix ? Et surtout : comment penser un système de rémunération plus équitable sans créer de fracture dans l’appareil public ?

Analyser ce document, ce n’est pas entrer dans une polémique. C’est prendre le temps d’examiner, avec rigueur et lucidité, les choix que l’on fait au nom de la responsabilité. Car derrière chaque arbitrage technique, il y a une certaine idée du vivre-ensemble.


🧠 1. Le mot qui tue : « spirale inflationniste » ou la crainte comme l’outil du gouvernement

Ce n’est pas une analyse, c’est une alarme. Le terme « spirale inflationniste » est jeté dans le débat comme un épouvantail. Sans contexte. Sans chiffres. Sans démonstration. Et surtout, sans contre-exemple. C’est une rhétorique typique du pouvoir qui ne veut pas négocier, mais dissuader. Le gouvernement affirme sans prouver, joue sur les peurs profondes du grand public – peur de perdre son pouvoir d’achat, peur que « tout augmente ». Or, personne ne démontre ici que cette revalorisation ciblée des plus bas salaires entraînerait une augmentation généralisée des prix. Le lien de cause à effet est suggéré, mais jamais établi. Ce n’est pas un raisonnement, c’est une incantation.

Ce que ce raisonnement passe sous silence est encore plus grave : l’inflation en Polynésie est en grande partie importée, non pas nourrie par les salaires locaux, mais par la dépendance massive aux importations, notamment alimentaires et énergétiques. Prétendre que quelques points d’indice en plus pour les bas salaires publics provoqueraient une explosion des prix revient à détourner l’attention des vrais responsables de l’inflation : les oligopoles d’importation, la spéculation foncière, et l’absence de politique publique sur les prix.

Et surtout, c’est une manipulation intellectuelle classique : confondre inflation globale et hausse sectorielle des coûts. Ce que dit le gouvernement, sans le dire, c’est qu’il ne veut pas d’effet d’entraînement sur le secteur privé. Mais il travestit cette volonté politique en un risque économique. Il parle d’économie, mais agit en idéologue.


💰 2. “Ce n’est pas mon argent, c’est celui des Polynésiens” : la vertu budgétaire comme cache-misère politique

Cette phrase pourrait figurer sur une pancarte électorale : simple, percutante, et faussement modeste. En réalité, elle masque une conception profondément biaisée de l’action publique : l’idée que l’État doit gérer l’argent public comme un bon père de famille. Ce poncif est non seulement dépassé, mais économiquement absurde. L’État n’est pas un ménage. Il crée de la valeur. Il investit. Il redistribue. Il amortit les chocs économiques et sociaux.

En répétant qu’il « veut bien être généreux » mais que ce n’est pas « son argent », le président se place dans la posture du comptable, pas du stratège. Il dépolitise la dépense publique. Il fait croire que toute augmentation salariale est une charge brute, sans retour économique. Il oublie que chaque franc donné à un salarié est un franc qui revient dans l’économie locale, sous forme de consommation, d’épargne, ou même de fiscalité indirecte.

Mais ce qui est encore plus pernicieux dans ce raisonnement, c’est qu’il réduit la décision publique à une question de coût, jamais de valeur. On ne parle pas ici de l’utilité sociale des agents de catégorie D. On ne parle pas de reconnaissance, de justice salariale, ni même d’efficacité de l’administration. On parle uniquement de ligne budgétaire. C’est une manière d’évacuer toute considération humaine du débat.


📉 3. Le fantasme de l’effet domino : quand le privé devient l’excuse pour figer le public

Ici, on entre dans le cœur du sophisme gouvernemental : prétendre que toute hausse dans le public entraînera automatiquement une revendication dans le privé. Ce qu’on suggère en creux, c’est qu’il ne faut pas mieux payer les fonctionnaires pauvres, parce que cela obligerait à mieux payer les travailleurs pauvres du privé. Vous suivez ? L’argument est glaçant. Il revient à dire : « Si on les paie mieux, on devra aussi améliorer le sort des autres pauvres. Donc, ne faisons rien. »

Ce raisonnement est socialement toxique. Il érige l’immobilisme en solution. Il défend le statu quo comme s’il était un choix rationnel, alors qu’il est profondément injuste. Et surtout, il refuse de voir que le problème, ce n’est pas l’éventuelle hausse des salaires dans le privé — c’est que les salaires y sont déjà trop bas.

Par ailleurs, cette prophétie autoréalisatrice oublie volontairement que les mécanismes de hausse du SMIG sont légiférés, pas automatiques. Il n’existe aucun lien mécanique entre une grille indiciaire publique et une revalorisation du SMIG. Agiter ce spectre, c’est jouer avec l’ignorance économique du grand public.


🔍 4. L’art du flou budgétaire : quand les chiffres deviennent des armes de dissuasion

Le gouvernement avance deux évaluations différentes du même amendement : 60 millions selon ses promoteurs, 142 millions selon l’exécutif. Aucun détail, aucune méthodologie, aucun tableau comparatif. Juste deux chiffres brandis comme deux totems. C’est la version budgétaire du duel à l’épée. En l’absence de transparence, celui qui parle le plus fort impose sa vérité.

Mais au-delà du flou, cette guerre des chiffres sert une fonction politique : l’asphyxie du débat. Si on ne sait pas combien ça coûte, alors on ne peut pas décider. Si les chiffres varient trop, alors mieux vaut s’abstenir. C’est la paralysie par confusion. Le pire, c’est que cette technique fonctionne. Elle évite d’avoir à débattre du fond – à savoir : faut-il mieux rémunérer les petits fonctionnaires ? – en réduisant tout à une querelle de comptabilité.

Et dans cette guerre d’estimations, personne ne parle des recettes. On parle de ce que ça coûte, jamais de ce que ça rapporte. Pas un mot sur les retombées économiques locales. Pas un mot sur l’effet retour fiscal. Pas un mot sur les économies potentielles en santé mentale, en absentéisme ou en efficacité administrative. Parce qu’un fonctionnaire mieux payé, c’est aussi un service public plus stable, plus motivé, plus durable.


⚖️ 5. Le point d’indice : mécanisme égalitaire ou accélérateur d’inégalités silencieuses ?

Dans l’argumentaire de Moetai Brotherson, un éclair de lucidité émerge brièvement : le point d’indice, revalorisé uniformément, bénéficie davantage aux hauts salaires. C’est l’un des seuls constats techniques incontestables de son discours. Mais ce qui frappe, c’est qu’il l’évoque… pour mieux ne rien faire.

Ce qu’il aurait fallu dire, c’est que le point d’indice est un système structurellement injuste en l’état. Chaque point d’indice supplémentaire représente une somme plus importante pour ceux qui ont déjà un indice élevé. Autrement dit : les mieux payés gagnent plus pour chaque revalorisation. Et ceux d’en bas… continuent de regarder la pyramide depuis ses fondations.

Mais voilà : ce constat, pourtant explosif, est traité comme une simple note de bas de page. Aucune proposition concrète pour corriger cette distorsion. Aucun schéma alternatif présenté. Pourquoi ? Parce que toucher à la mécanique du point d’indice, c’est entrer en guerre avec les cadres, les hauts fonctionnaires, les bénéficiaires silencieux du système. C’est ouvrir un conflit de classe à l’intérieur même de la fonction publique.

Et ici gît l’impensé du pouvoir : on préfère geler les injustices que redistribuer les gains. Il est politiquement moins coûteux de maintenir tout le monde au même niveau que de prendre aux mieux lotis pour donner aux autres. La prudence budgétaire devient alors un cache-sexe pour la lâcheté sociale.


👻 6. La Fraap : l’absente omniprésente, ou l’art d’enterrer les conflits sans les résoudre

La Fédération syndicale Fraap est partout et nulle part dans cet article. Présente dans les tensions, dans les justifications, dans l’horizon des menaces, mais absente du débat de fond. Ses revendications ne sont jamais exposées dans le détail. Ses arguments ne sont pas confrontés à ceux du gouvernement. C’est un fantôme politique que l’on agite pour faire peur, sans jamais lui donner la parole.

Cette absence est lourde de sens. Car elle révèle une stratégie classique : dépolitiser les revendications syndicales en les réduisant à des “pressions” ou des “menaces de grève”. On ne traite pas d’une demande. On gère un ennui. On dépeint la Fraap non pas comme un interlocuteur social légitime, mais comme une nuisance potentielle à canaliser.

Et c’est là que réside la contradiction majeure du gouvernement : il affirme vouloir soutenir les bas salaires, mais refuse de dialoguer sérieusement avec ceux qui les défendent. Il proclame une volonté de justice salariale, mais enterre l’un des seuls leviers d’action disponibles : la contestation organisée.

C’est une tactique d’usure. Attendre que le rapport de force s’effondre de lui-même. Prétendre dialoguer tout en verrouillant les issues. Miser sur la lassitude syndicale. Cela a un nom : stratégie du pourrissement. Et cela débouche rarement sur la paix sociale.


🧨 7. Conclusion provisoire : le statu quo maquillé en prudence – et le renoncement comme programme

À travers ce texte, ce n’est pas une ligne politique qui se dessine, mais un renoncement programmé. Le gouvernement ne dit pas : « Voilà notre vision du progrès social. » Il dit : « Voilà ce que nous refusons de faire. » Il ne propose pas. Il prévient. Il ne construit pas. Il esquive.

Son discours est un paradoxe permanent : on veut aider les plus modestes, mais pas maintenant ; on veut réformer, mais pas à ce prix-là ; on veut négocier, mais pas sur ce terrain. Ce n’est pas une stratégie. C’est un empilement de lignes rouges.

En refusant l’amendement, en invoquant l’inflation comme menace, en caricaturant les effets d’entraînement, en réduisant la dépense publique à une simple perte sèche, l’exécutif fabrique du consentement par saturation du doute. Il fait croire que toute amélioration du sort des plus pauvres est mécaniquement synonyme de perte pour tous.

Et cette posture, au fond, s’appuie sur un non-dit terrible : on a intégré que les inégalités étaient structurelles. Et qu’il ne fallait pas les bousculer trop fort.

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