Donald Trump a lancé que « l’UE a été conçue pour entuber les États-Unis » et menacé d’imposer des droits de douane de 25% sur les produits européens. Ces déclarations ne sont pas seulement historiquement inexactes – elles pourraient marquer un tournant dans les relations transatlantiques dont les conséquences se révéleront probablement coûteuses pour l’Amérique.
1. Les racines du paradoxe transatlantique
L’Union européenne n’a jamais été conçue pour « entuber » les États-Unis. Au contraire, l’intégration européenne a été activement encouragée par Washington après la Seconde Guerre mondiale.
Le Plan Marshall, lancé en 1947, a injecté l’équivalent de 135 milliards de dollars actuels dans la reconstruction européenne. Ce n’était pas de la philanthropie, mais un calcul stratégique brillant. Une Europe prospère deviendrait un marché pour les produits américains et un rempart contre l’influence soviétique.
Dean Acheson, secrétaire d’État américain de 1949 à 1953, déclarait explicitement que « l’unification de l’Europe » était un objectif central de la politique étrangère américaine. John Foster Dulles, son successeur, qualifiait l’intégration européenne de « développement historique que nous avons favorisé ».
Cette vision a porté ses fruits. Les États-Unis ont bénéficié pendant des décennies d’un arrangement asymétrique où ils exerçaient une influence disproportionnée sur le continent européen, tout en y vendant leurs produits et leurs valeurs. C’était une forme d’empire informel remarquablement efficace, précisément parce qu’il ne ressemblait pas à un empire traditionnel.
Tôt ou tard, pourtant, les empires informels font face aux mêmes dynamiques que leurs prédécesseurs formels: les alliés subordonnés développent leurs propres ambitions, les intérêts divergent, et le coût du maintien de l’influence augmente. L’arrogance impériale accélère généralement ce processus.
2. Le précédent britannique: quand la puissance dominante perd le contact avec la réalité
L’histoire offre des parallèles instructifs. L’Empire britannique, au faîte de sa puissance au 19ème siècle, a progressivement perdu sa position hégémonique non pas principalement par défaites militaires, mais par une série de calculs stratégiques erronés.
En 1773, le Parlement britannique impose le Tea Act, une mesure fiscale qui déclenche la Boston Tea Party et précipite la Révolution américaine. Londres sous-estimait complètement le ressentiment colonial et la détermination américaine à l’indépendance. Le premier ministre Lord North ne pouvait imaginer que ces « rebelles » réussiraient à défier la plus grande puissance mondiale de l’époque.
Plus tard, dans les années 1890, la Grande-Bretagne victorienne, convaincue de sa supériorité technologique et militaire, ignorait l’émergence de l’Allemagne comme puissance industrielle rivale. Lorsque cette réalité s’est imposée avec la Première Guerre mondiale, il était trop tard pour maintenir la Pax Britannica.
Les États-Unis pourraient aujourd’hui répéter ces erreurs. En traitant l’Union européenne comme un rival économique déloyal plutôt qu’un partenaire stratégique essentiel, Trump compromet un pilier fondamental de l’influence américaine mondiale.
3. L’addition qui attend d’être présentée
Le système international ressemble souvent à un restaurant où les additions ne sont pas présentées immédiatement. Les grandes puissances peuvent temporairement agir sans conséquences apparentes, créant l’illusion que leurs actions sont sans coût. Mais l’histoire montre que tôt ou tard, la facture arrive.
Les menaces de Trump de taxer les produits européens à 25% pourraient, à court terme, sembler gratuites. Des secteurs spécifiques de l’économie américaine pourraient même en bénéficier temporairement. Mais cette approche transactionnelle ignore les coûts systémiques à long terme.
Premièrement, l’Europe accélère déjà ses plans d’autonomie stratégique en réponse à l’inconstance américaine. La France et l’Allemagne ont lancé en 2017 la Coopération structurée permanente (CSP) en matière de défense, une initiative qui aurait été impensable sous les administrations américaines précédentes. L’UE développe également son Initiative européenne d’intervention, distincte de l’OTAN.
Deuxièmement, la crédibilité américaine dans les négociations commerciales mondiales s’érode rapidement. Quand Washington dénonce l’UE pour pratiques déloyales tout en imposant unilatéralement des tarifs douaniers, il compromet sa propre capacité à invoquer les règles de l’OMC contre d’autres acteurs, notamment la Chine.
Troisièmement, la Chine exploite activement ces divisions transatlantiques. Son initiative « 17+1 » cible spécifiquement les pays d’Europe centrale et orientale avec des investissements stratégiques. Pékin propose à l’Europe un modèle alternatif de partenariat économique précisément au moment où Trump sape les relations américano-européennes.
4. Le déficit de compréhension plus dangereux que le déficit commercial
Trump s’indigne d’un déficit commercial américain avec l’Europe qu’il estime à « 300 milliards de dollars » (chiffre contesté par Bruxelles). Cette fixation sur les échanges de biens tangibles révèle une compréhension dépassée des relations économiques internationales.
La réalité est que les États-Unis bénéficient d’un excédent de 60 milliards de dollars dans les services avec l’UE. Plus fondamentalement, les multinationales américaines génèrent des revenus massifs en Europe qui n’apparaissent pas dans les statistiques commerciales traditionnelles.
En 2018, les filiales américaines en Europe ont rapatrié vers les États-Unis des profits estimés à 328 milliards de dollars, selon le Bureau of Economic Analysis. Ces flux financiers dépassent largement le prétendu déficit commercial.
Google, Amazon, Apple et Facebook dominent le marché numérique européen, extrayant des milliards en revenus publicitaires et commissions. Les banques américaines comme JPMorgan Chase et Goldman Sachs dominent la finance européenne. Ces réalités économiques structurelles bénéficient profondément aux États-Unis d’une manière que les statistiques commerciales conventionnelles ne capturent pas.
Le véritable déficit dans cette relation n’est pas commercial mais cognitif: une incapacité à comprendre que la puissance américaine repose moins sur la vente de biens matériels que sur le contrôle des systèmes financiers, technologiques et culturels mondiaux.
5. Les signes avant-coureurs d’une facture à venir
Des signaux émergent déjà que l’Europe se prépare à réduire sa dépendance envers l’hégémonie américaine.
La Banque centrale européenne a intensifié ses efforts pour internationaliser l’euro comme alternative au dollar américain. Cette initiative, longtemps théorique, a gagné en urgence après que les sanctions américaines contre l’Iran en 2018 ont démontré la vulnérabilité européenne face à l’arme financière américaine.
Sur le plan technologique, l’UE a lancé en 2023 l’European Chips Act, un plan de 43 milliards d’euros visant à réduire la dépendance européenne envers les semi-conducteurs américains. Le Digital Markets Act et le Digital Services Act représentent quant à eux des tentatives de réguler les géants technologiques américains dans l’espace numérique européen.
Militairement, l’Initiative européenne d’intervention et le Fonds européen de défense marquent les premières étapes vers une capacité défensive européenne moins dépendante de l’OTAN et des garanties de sécurité américaines.
Ces démarches ne constituent pas encore une rupture avec Washington. Elles représentent plutôt une police d’assurance stratégique contre l’inconstance américaine. Mais tôt ou tard, cette diversification des options européennes présentera une facture aux États-Unis sous forme d’influence diminuée et d’options stratégiques réduites.
6. La leçon non apprise de Suez
L’épisode de la crise de Suez de 1956 offre un parallèle instructif sur la manière dont les puissances peuvent soudainement découvrir les limites de leur influence.
La Grande-Bretagne et la France, convaincues de leur statut de grandes puissances, ont lancé une opération militaire pour reprendre le contrôle du canal de Suez, nationalisé par l’Égypte. Elles n’imaginaient pas que les États-Unis, leur allié, s’opposeraient à cette aventure.
Lorsque le président Eisenhower a menacé de vendre massivement les réserves américaines de livres sterling, provoquant une crise monétaire potentielle pour Londres, la Grande-Bretagne a dû battre en retraite humiliée. Ce moment a clarifié brutalement la nouvelle hiérarchie internationale: Londres et Paris avaient perdu leur statut de puissances de premier rang.
L’Amérique pourrait connaître son propre « moment Suez » si elle persiste à traiter ses alliés comme des adversaires économiques. Un jour, Washington pourrait découvrir que son influence a été silencieusement érodée, que ses demandes diplomatiques rencontrent une résistance imprévue, et que ses leviers d’influence traditionnels ne fonctionnent plus comme prévu.
Ce jour-là, la facture de l’arrogance trumpienne sera finalement présentée.
7. La dilemme de la monnaie hégémonique
L’une des factures potentiellement les plus lourdes concerne le statut du dollar comme monnaie de réserve mondiale – ce que l’économiste Barry Eichengreen a appelé le « privilège exorbitant » de l’Amérique.
Ce statut permet aux États-Unis d’emprunter à des taux d’intérêt artificiellement bas, de financer d’importants déficits commerciaux sans conséquences immédiates, et d’exercer une influence considérable sur le système financier mondial.
Mais ce privilège repose sur la confiance – la confiance que l’Amérique n’abusera pas de sa position, qu’elle maintiendra la stabilité de sa monnaie, et qu’elle n’utilisera pas le dollar comme arme contre ses partenaires commerciaux.
Les menaces de Trump érodent précisément cette confiance. Quand l’Amérique utilise son poids économique pour intimider ses alliés, elle incite ces derniers à rechercher des alternatives au système dominé par le dollar.
La dédollarisation reste un processus lent et complexe, mais les premiers signes d’un changement sont visibles. La part du dollar dans les réserves de change mondiales est passée de 71% en 1999 à environ 59% aujourd’hui. L’euro représente désormais près de 21% de ces réserves, et le yuan chinois gagne progressivement du terrain.
Si cette tendance s’accélère, l’Amérique pourrait se retrouver dans une situation où le financement de sa dette publique (dépassant désormais 34 000 milliards de dollars) deviendrait significativement plus coûteux, forçant des choix budgétaires douloureux entre les dépenses militaires, sociales et les investissements intérieurs.
L’addition arrivera, mais quand?
Les empires ne s’effondrent pas du jour au lendemain. La puissance américaine reste considérable, s’appuyant sur des fondements militaires, technologiques, financiers et culturels profonds. Les États-Unis continueront d’être une puissance mondiale dominante dans un avenir prévisible.
Mais la facture de l’arrogance impériale s’accumule. Chaque menace commerciale contre des alliés, chaque démonstration de mépris pour les partenariats historiques, chaque affirmation que « l’Amérique d’abord » signifie « les autres nulle part » ajoute une ligne à cette addition.
Tôt ou tard, cette facture sera présentée. Elle pourrait prendre la forme d’une crise du dollar, d’une alliance européenne avec la Chine sur des technologies critiques, d’un refus européen de soutenir une initiative diplomatique américaine clé, ou simplement d’une érosion graduelle de l’influence américaine dans les institutions internationales.
Quand cela arrivera, les historiens futurs pourront identifier le moment où l’Amérique a commencé à perdre son empire informel – non pas par défaite externe, mais par hubris interne. Et les déclarations de Trump sur l’Union européenne figureront probablement en bonne place dans cette analyse.
L’Amérique reste forte. Mais comme toutes les grandes puissances de l’histoire, elle découvrira un jour que le pouvoir a un coût, et que ce coût augmente exponentiellement quand ce pouvoir est exercé sans sagesse, ni retenue.